Les chroniques de la première guerre mondiale s'intéressent plus souvent aux morts qu'aux survivants.
Alors, la mention "grand mutilé de guerre" du bulletin de vote de Victor Truffier m'a entraîné dans des recherches sur son passé militaire.
D'abord, une vieille fiche bristol de la famille Truffier conservée en mairie pour avoir sa date et son lieu de naissance : 5 février 1888 à Saint-Pol dans le Pas-de-Calais.
En route pour les archives départementales du département voisin. Il ne faudra qu'un petit quart d'heure pour retrouver la fiche matricule 1764 de Victor Truffier au bureau de recrutement de Saint-Omer.
Lors de son passage au bureau de recrutement en 1908, Victor Truffier et ses parents n'habitent plus Saint-Pol mais à 70 km de là sur le littoral boulonnais à Neufchâtel (Neufchatel-Hardelot) où il exerce la profession d'ouvrier cimentier.
Lors de son incorporation, il est affecté à un régiment de chasseurs à pied (le 18ème à Stenay). Comme de nombreux chasseurs, il est de petite taille (1,58 m). Son signalement précise également que ses cheveux et ses cils sont châtain très clair, ses yeux gris-bleu, qu'il a le front étroit, le nez ordinaire, la bouche petite, le menton rond et le visage ovale.
Son instruction est de niveau 3 : il sait lire, écrire et compter.
Donc incorporé au 18ème régiment de Chasseurs à pied de Stenay à compter du 7 octobre 1909, il arrive au corps le même jour. Il passe dans la disponibilité de l'armée d'active le 24 septembre 1911 avec son certificat de bonne conduite.
Dans les mois qui ont suivi, le 27 avril 1912 exactement il épouse Léonie Marie Lhomme en la mairie de Neufchâtel.
De cette union est née, à Neufchâtel également, une fille Lucienne Victoria Juliette le 29 novembre 1912. Ce sera leur seule enfant.
Moins de 3 ans plus tard, il est rappelé à l'activité lors de la mobilisation générale. Il arrive donc au 16ème bataillon de Chasseurs à pied (BCP) le 3 août 1914, régiment dans lequel il avait été versé dans la réserve de l'armée d'active. C'est au sein du 56ème BCP qu'il combattra, le 56ème étant le régiment de réserve du 16ème BCP.
Son bataillon a combattu dans la Meuse, notamment en Woëvre, dès le début du conflit. Regroupé avec le 59ème BCP, le 56ème est commandé par le lieutenant-colonel Émile Driant.
La bataille de Verdun
le 21 février 1916, les 2 bataillons sont dans le bois des Caures au 1er jour de cette terrible bataille.
"Le 56ème fut appelé et sans bruit, à travers les fils de fer, dans un paysage lunaire, sa longue colonne serpenta jusqu'au bois que le lieutenant-colonel Driant avait juré de défendre jusqu'à la mort...
...Le jour commençait à poindre lorsque le bombardement reprit de plus belle. Notre ligne fut littéralement écrasée, mais il resta toujours des isolés perdus, quelques groupes de chasseurs décidés à vendre chèrement leur vie. Pendant cinq heures, le sergent Milleville abattit tout ennemi qui se montra...
...Les vagues d'assaut ennemies déferlaient sans arrêt, submergeant cette poignée de braves...
...Ce fut en vain que la mitrailleuse du chasseur Godard accumula les cadavres allemands, que le caporal Desmet fusilla à bout portant plus de 20 Allemands...." (Extrait de l'historique du 56ème BCP)
Le chasseur Victor Truffier, comme ses camarades, s'est illustré dans ces deux jours de combat où il fut blessé : "Blessé le 22 février 1916 au bois des Caures : coup de feu pouce gauche".
Il fut cité pour son comportement durant ces deux jours :
"Cité à l'ordre du jour de la 143ème brigade n°29 du 10 mars 1916 : grâce à sa vigilance, a pu surprendre après un bombardement terrible l'ennemi s'avançant en lignes compactes sur nos postions et l'a tenu en échec pendant cinq heures en lui infligeant des pertes sérieuses. Croix de guerre avec palme."
Il fut soigné et termina sa convalescence le 18 août 1916.
Ce jour-là, il est détaché du corps au titre de l'usine Houzet à Nesles. Il pourrait s'agir de Nesles, commune du Pas-de-Calais, distante de 1,5 km de Neufchâtel-Hardelot, sa commune de domicile.
En effet, les soldats plus assez valides sont détachés dans des usines affectées à la production de guerre qui manquaient de main d’œuvre.
Le Chemin des Dames
Le 4 juin 1917, il retourne au corps (sans doute a-ton besoin d'hommes au front) et passe au 15ème BCP le 9 juin 1917. Il servira dans le 55ème BCP, bataillon de réserve du 15ème, d'abord au sud-est de Saint-Quentin puis sur le Chemin des Dames puis aux confins de l'Oise et de l'Aisne, Liez, Travecy, Quessy et retour sur le Chemin des Dames.
C'est à Trucy qu'il sera de nouveau blessé, par balle au poignet gauche, le 12 octobre 1918. Sur le journal de marche et des opérations pour ce jour-là, on peut lire :
Il est décoré de la Médaille militaire avec rang du 14 octobre 1918 : "Très brave chasseur. A été grièvement blessé le 12 octobre 1918 en assurant le service de sa pièce. Amputé du bras gauche. 1 blessure antérieure." (JO du 13 mars 1919).
Pour son amputation, son dossier précise : amputation de l'avant-bras gauche en -dessous de l'articulation du coude.
Une blessure subie aux Islettes (Meuse) en septembre 1918 figure également : cela semble peu probable alors que son bataillon n'était pas dans ce secteur là.
L'après-guerre
Victor Truffier est proposé pour une pension de retraite de 3ème classe par décision de la commission de réforme de la Seine en date du 11 juin 1919. Il sera admis à une pension de 1920 F par arrêté en date du 14 août 1920 avec jouissance du 11 juin 1919.
C'est entre 1921 et 1926 que Victor Truffier, sa femme et sa fille arrivent à Essigny ; il exerce alors la profession de facteur, emploi qu'il a probablement obtenu au titre d'emploi réservé suite à son infirmité.
Emploi réservé ne signifie ni passe-droit ni priorité mais préférence. Il s'agit quasi exclusivement de postes dans les administrations.
Plusieurs lois ont encadré ce régime : d'abord à ceux atteints d'une infirmité incurables, puis à toutes les victimes, aux veuves, aux compagnes et aux orphelins, aux victimes civiles féminines et masculines.
Les candidats sont souvent obligés de renouveler plusieurs fois leurs demandes, sont soumis à des épreuves d'aptitudes physique et professionnelle, sont soumis à un stage de probation. Une fois titularisés, ils obéissent aux mêmes règles que leurs collègues.
L'administration freine ce recrutement en ne déclarant pas tous les postes vacants et en recrutant des auxiliaires, en créant de nouveaux postes sous une dénomination ne figurant pas dans la nomenclature des emplois réservés mais assurant les mêmes tâches.
Est-ce le premier poste de facteur de Victor Truffier ?
Il arrive à Essigny entre le dénombrement de la population de 1921 et celui de 1926. Il est alors domicilé rue du Tour de Ville. Au décès de son épouse en 1983, l'adresse est toujours rue du Tour de Ville, au n° 23.
A la poste, en 1926, ses collègues de travail sont Xavier Bouvier, receveur des postes, Charlotte Laruelle, dame employée, Louis Tison et Léon Pavot, facteurs.
Jean Petit se souvient que Victor Truffier faisait sa tournée de facteur à vélo dans les communes de Fonsomme et Fontaine-Notre-Dame. Comme il était petit, il était obligé de grimper sur un gros pavé pour atteindre la boîte à lettres d'une des maisons de Fonsomme.
Sources :
Archives de la mairie
Registres d'état-civil de la mairie
Archives départementales de l'Aisne
Archives départementales duPas-de-Calais
Mémoire des Hommes : journaux de marche et des opérations des 55ème et 56ème BCP
Historiques des 55ème et 56ème BCP
Le site Chtimiste
Le site Delcampe
Souvenirs de Jean Petit, Michel Poizot, Geneviève Douay
Collection André Fréjat